Amener un « Fusil de Tchekhov » en Jeu de Rôle

L’écrivain russe Anton Tchekhov aurait affirmé, selon les Mémoires de S.Shchukin, que « si dans le premier acte vous indiquez qu’un fusil est accroché au mur, alors il doit absolument être utilisé quelque part dans le deuxième ou le troisième acte. Si personne n’est destiné à s’en servir, il n’a aucune raison d’être placé là. »

Le concept appelé fusil de Tchekhov est l’ensemble de deux méthodes dramaturgiques dénommées préparation et paiement.

La préparation est l’apparition première, anodine, d’un objet, d’une personne, d’un élément, qui sera réutilisé par la suite. Le paiement est, à l’opposé, l’utilisation d’un objet, d’une personne ou d’un élément apparu précédemment dans l’histoire.

Les limitation du fusil de Tchekhov en jeu de rôle

Contrairement aux romans, films, séries (etc.) qui sont des œuvres dont le début et la fin sont déjà prévues par le scénariste, l’histoire narrée en jeu de rôle n’a pas un déroulement linéaire certain. Les joueurs influent tout autant (et même plus) que le meneur sur le déroulement de la partie. Ce dernier peut, certes, guider le cheminement, prévoir des rebondissement et des événements à l’avance ; mais même le plus linéaire des maîtres du jeu ne peuvent tout guider.
De fait, le fusil de Tchekov en tant qu’ensemble ne peut guère être utilisé : en jeu de rôle, la préparation n’aboutit pas toujours au paiement. Cependant, ces deux éléments constitutifs -préparation et paiement- ont une utilité pour améliorer la qualité des scénarios réalisés, si l’on accepte cette incertitude.

De l’utilisation du paiement, par le meneur

Commençons par l’aboutissement du fusil de Tchekhov, le paiement, et son intérêt narratif. Agissant comme l’opposé du Deus Ex Machina – l’élément utilisé n’apparait pas soudainement dans la narration mais a déjà été une composante de celle-ci -,  la prise en compte – ou l’oubli – de cet élément est entièrement du ressort des joueurs. Ils ont celui-ci entre les mains et c’est à eux de le prendre en compte, ou non, pour leurs projets.
La réutilisation de cet élément n’est donc pas une surprise et le joueur a ainsi le sentiment que l’histoire a une cohérence, une logique interne. Mieux, le paiement permet de relier des événements, des détails entre eux, donnant une profondeur à l’histoire…

De l’utilisation du paiement, par le joueur

Il est aussi possible de préparer le paiement, non pour l’un de de ses personnages, mais pour ceux des joueurs. Leur laisser une sortie de secours discrète pour un futur scénario, par exemple.
Cela permet d’éviter de devoir sauver vos joueurs en ajoutant des éléments imprévus. Si vous suspectez qu’une partie de votre scénario est difficile, préparez-la. Donnez des éléments à l’avance, que les joueurs savent à quoi s’attendre et ils prendront (peut-être) le paiement que vous aviez prévu.
Bien amenés, le paiement peut offrir au joueur la sensation d’avoir fait ce qu’il fallait, d’avoir été « bon ».

Le joueur prend son paiement

Le paiement n’est pas forcément, d’ailleurs, prévu par le meneur. Un joueur peut décider de lui-même d’utiliser un élément précédemment décrit. Ce cas de figure est tout autant un avantage pour le jeu et démontre même d’un bon déroulement du jeu : les joueurs sont suffisamment attentifs pour réutiliser des éléments passés.
Les meneurs les moins confiants pourraient, éventuellement, se trouver déstabiliser quand le joueur prend son paiement : la situation n’était pas prévue. C’est pourtant, au contraire, quelque chose qui devrait les réconforter : ils sont suffisamment doués pour que les joueurs se rappellent de menus détails.

De l’utilisation de la préparation

La préparation est tout aussi importante que le paiement. La description des éléments, leur agencement les uns avec les autres, la logique interne de chaque chose(, etc.) permettent de donner une vie à l’univers.

La préparation peut être résumée à la description détaillée des lieux que les personnages sont censés visiter de nouveaux et des personnages ayant une implication dans l’intrigue.

Cette description doit être suffisamment détaillée pour vous permettre d’effectuer une ou plusieurs préparations : le fusil sur la cheminée, le presse-papier en marbre sur la table et le vase en porcelaine à l’entrée sont autant d’objets dont la disposition peut s’avérer importante pour une effraction ou une confrontation physique future.
Évitez, évidemment, de souligner uniquement ces objets précis mais veillez à ne pas, non plus, en faire trop. Dans un cas, les joueurs risqueraient de se focaliser sur ces objets et leur accorder plus d’intérêt qu’ils n’en ont réellement ; mais dans l’autre noyer les joueurs dans des descriptions longues et alambiquées risquent de leur faire perdre pieds et de leur faire oublier l’existence de ces objets.
Il faut rester parcimonieux : point trop n’en faut.

Un bon scénario de campagne doit toujours préparer quelque chose pour la suite. Le fait de réutiliser, trois, quatre, cinq (ou même plus) séances plus tard, des éléments évoqués plus tôt permet de créer une sensation de monde cohérent. Bien amenés, ils peuvent même donner l’impression d’un monde ouvert alors qu’en réalité, les joueurs ont été guidés dans une direction bien précise par le meneur.

Effectuer des préparations rétroactives

Le paiement, quand il abouti, est un appui notable pour le meneur pour amener ses joueurs à se prendre à l’histoire, à s’immerger dans celle-ci. Mais comme nous l’avons déjà vu, la non-linéarité d’une histoire en jeu de rôle ne permet pas d’assurer  qu’une préparation amène à un paiement. Il se peut donc que les éléments préparés ne puissent pas être réutilisés.

Comment, dans ce cas, essayer de profiter des éléments positifs du paiement quand les diverses préparations n’ont pas abouties ?
La solution vient des joueurs : profitez de leurs descriptions, profitez de leurs explications, demandez leur des détails sur leurs actions… et piochez dans celles-ci des éléments pertinents et réutilisables.
En intégrant ces éléments, que vous n’avez pas préparés vous-même, à votre histoire vous obtenez autant de paiements potentiels.

Attention, cependant, ces éléments ne font pas partie directement du monde initial dans lequel vous comptiez faire évoluer les joueurs, ce sont des ajouts. Aussi pertinents soient-ils, ne vous laissez pas emballer : les joueurs n’ont pas les secrets de l’intrigue que vous possédez. Faites alors attention à ne pas détruire la cohérence de celle-ci intrigue en rebondissant de manière irréfléchie sur une idée lancée autour de la table.
L’intégration de ces éléments extérieures doit être parcimonieuse : suffisamment pour intégrer les personnages-joueur à l’univers, mais point trop afin de garder le contrôle de l’intrigue.

La prochaine fois, nous parlerons du Deus Ex Machina.

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